Agenda d’un lycéen,
semaine du 19 avril [2]
Il est un peu plus de minuit le
19 avril 1944. Les 160 000 personnes vivant dans l’agglomération dorment. En
cette nuit de terreur et de désolation, pendant 50 minutes, plus de 6 000
bombes de tous calibres s’abattent sur Rouen et ses alentours. 121 n’ont pas
éclaté. On relève 285 points de chute à Rouen, 4 626 à
Sotteville-les-Rouen, 520 à Saint-Etienne-du-Rouvray, 8 à Peit-Quevilly, 12 à
Grand-Quevilly, 15 à Bois-Guillaume, 13 à Amfreville-la-Mivoie, 100 à
Bonsecours et 9 à Belbeuf.
C’était la nuit. Et je me rappelle que j’ai pris ça pour un orage parce
que ça faisait un bruit énorme et puis comme des éclairs. A un moment, je me
suis levé, je venais d’avoir 16 ans, et je suis allé trouver mes parents, et
non, ce n’était pas un orage mais des bombes… On a attendu, je ne pense pas
qu’il y ait eu d’autres solutions ! Nous sommes descendus dans la salle et
nous avons attendu jusqu’à ce que ce soit passé. Ensuite, il y a un silence
mortel après un bombardement, on n’entend plus rien, c’est d’un calme
épouvantable… Et quelques minutes après, on commence à entendre les sirènes des
ambulances, mais sur le moment il y a eu tellement de bruit que ça fait un
contraste extraordinaire, ce calme-là. Et puis, petit à petit, on a entendu des
ambulances toute la nuit ! Jean, 16 ans. [2]
Angle rue
Saint-Denis et rue de la
République [1]
A Rouen sur la rive droite, plus
de soixante rues et places sont touchées. La cathédrale et le Palais de Justice
sont éventrés. Le Théâtre Français, place du Vieux Marché est détruit. Les
bombes abattent le corps de logis et la tourelle de l’hôtel de Bourgtheroulde. La Cour des Comptes, rue des Carmes,
s’enflamme. A l’Hôtel de Ville, l’escalier monumental est anéanti. Les toitures
de Saint-Ouen sont bouleversées. Rive gauche, les bombes sont tombées sur la
gare d’Orléans, le garage des autobus, sur la rue de Lessard, le dépôt de
tramways, etc.
En sortant, nous avons remarqué que la moitié de la maison s’était écroulée,
là où il y avait une petite cour, l’escalier qui montait, la moitié de la
maison était tombée. Nous avons alors gagné les fonts baptismaux de la
cathédrale, sous la Tour Saint-Romain,
et là nous avons vu la nef complètement éventrée, toutes les chaises étaient
ravagées, on voyait le vide vers la
Seine, tout était abattu, on a marché dans des gravats... Jacques, 6 ans. [2]
Intérieur de la
cathédrale [1]
Le bilan est catastrophique. A
Rouen, plus de 600 immeubles sont sinistrés, dont 512 entièrement détruits. De
nombreuses villes de l’agglomération connaissent des destructions mais c’est à
Sotteville-les-Rouen où les dégâts sont les plus considérables :
2 204 maisons détruites et 1 575 terriblement endommagées.
Dénombrer les morts avec
certitude est chose impossible car il est des cadavres que l’on ne retrouvera
jamais. Si l’on estime à 500 le nombre de blessés, dont 370 ont été
hospitalisés, le nombre de morts et de disparus dépasse le chiffre de 900 dont
271 tués et 73 disparus pour Rouen, 516 tués et 14 disparus pour Sotteville. La
ville et l’agglomération comptent désormais 20 000 sinistrés de plus.
Le Palais de Justice [1]
L’abri où nous allions habituellement, rue du Baillage, qui était réservé
dans la journée aux écoles, mais où nous allions passer les nuits, était fermé.
Et les barrières du jardin Solférino étaient fermées, comme toutes les nuits.
Alors nous avons sauté les barrières du jardin en robe de chambre et manteau,
en chemise de nuit surtout – moi, j’avais le manteau et la chemise de nuit, je
n’avais pas eu le temps de mettre la robe de chambre… Le fils aîné des Emery
m’a dit : « n’ayez pas peur Raymonde, c’est pas pour nous, c’est pas
pour nous », et il essayait aussi de protéger sa femme. Nous nous sommes
réfugiés à six autour de l’arbre, le plus gros arbre du jardin, qui existe
toujours. Nous étions presque les uns couchés sur les autres, avec Mme Emery, Mme
Salvert. A un moment, Jacques me dit « Vite, vite, Raymonde, cachez votre
tête dans votre manteau, celle-là elle est pour nous », alors ça
dégringolait, c’était une pluie de bombes. Je lui ai obéi et, très vite, j’ai
entendu Mme Salvert pousser un grand soupir comme quelqu’un qui a un gros
chagrin… Je lui disais « Mme Salvert, ne pleurez pas, ça va se passer, ça
va se passer », mais elle était morte sur le coup, elle avait reçu un
éclat juste dans le cœur. Et puis Mme Emery, Mme Henri Emery, a été elle aussi
mortellement touchée. Moi, ce qui m’a fait le plus peur, c’est de voir brûler la Maison du Dessin : je
voyais les flammes arriver, c’est ce qui m’a le plus effrayée. Alors j’ai eu le
réflexe de me lever pour fuir et je n’ai pas pu… Après on m’a emmenée à la Compassion sur une
porte de bonnetière démontée, qu’on était aller chercher à la maison. Le
lendemain, les enfants Emery sont retournés voir dans le jardin si nous
n’avions pas oublié, perdu quelque chose, et c’est là qu’ils ont trouvé mon
pied qui était resté dans ma chaussure… Raymonde, 22 ans. [2]
Les nombreux cadavres retrouvés,
ou ce qu’il en reste, seront rapidement mis en bière et transportés, pour la
rive droite dans l’église Saint-Ouen, pour la rive gauche dans l’église
Saint-Sever. Spectacles et manifestations sportives sont supprimés.
Evacuation après les
bombardements [1]
Ceux qui sont morts, ils ne crient plus mais on essaye de les sortir des
décombres. Mes premiers morts, je les ai vu comme ça, étalés comme ça sous des
couvertures et c’est là que la défense passive faisait un travail formidable,
c’étaient des gens admirables… (…) Ils déblayaient, parce que les rues
n’étaient plus tracées, les bombes étaient tombées partout, les maisons étaient
tombées dans les rues, il y avait des cadavres dans les maisons, il fallait
déblayer tous ces gens, essayer de sortir ceux qui étaient vivants, qui
criaient et qui demandaient à ce qu’on les sorte, qui étaient blessés… Ginette,
17 ans. [2]
Au lendemain du bombardement la
radio de Londres annonce que la gare de Sotteville avait été l’objectif des
bombardiers, ce qui est d’un effet déplorable car l’objectif n’a pas été
vraiment atteint.
Après le bombardement du 19 avril, il y avait une ambiance un peu
étonnante, on supportait ça, et les gens étaient consternés. Même les mieux
disposés envers les anglo-américains ne comprenaient pas très bien, ils se
cherchaient parfois, pour se rassurer, des raisons pour expliquer. On se disait
qu’après tout, ils visaient peut-être ça et ça, il fallait essayer de se
remettre le moral en place… Mais c’était dur à supporter que les Anglais et les
Américains prennent si peu de cas de la population…
Jacques, 12 ans.
Les survivants n’ont jamais pu
oublier :
Il y a a quelques années il y a eu une fête aérienne à Boos, et il est
revenu un B17, c’est-à-dire une forteresse volante. J’étais en train de
désherber mon jardin, il faisait très beau, c’était au mois de juin, je ne
regardais pas en l’air, j’étais le nez dans les mauvaises herbes, et il y a eu
un bruit d’avion et d’un seul coup, j’ai eu l’impression d’avoir un pain de
glace dans le dos… Je suis rentrée chez moi, mon fils m’a dit « Mais tu es
toute blanche ! ». J’avais la chair de poule et j’ai dit à mon fils
« Je viens d’entendre une forteresse volante ». Lui, qui est un fana
d’aviation, me répond : « Eh bien oui, il devait en venir une ».
Mais je n’ai pas pensé, je n’ai pas analysé « Tiens, j’entends un
avion » - des avions, j’en entends toute la journée, j’habite
Mesnil-Esnard, tout près de l’aérodrome de Boos, - mais alors celui-là m’a fait
une impression que je n’oublierai jamais… Ginette, 8 ans. [2]
[1] : Rouen sous l’occupation Patrick Coiffier photos Bundesarchiv
[2] : Tous les témoignages
sont extraits de Rouen, mémoires 44.
L’âge des témoins est celui qu’ils avaient en 1944.
Poignant!
Bravo pour ces billets.
Rédigé par : le bonauxilien | 20 avril 2008 à 14:46
Bonjour Laure,
Swann mon fils de 9 ans découvre un autre aspect de l'histoire de la seconde guerre mondiale dans la région.
Merci!!! encouragements de sa part
Amicalement
Rédigé par : willy | 20 avril 2008 à 16:47
A tous les deux : Merci pour ces encouragements. Comme il n'y a pas trop de commentaires, beaucoup moins que lorsque j'écris des billets polémiques et qu'en plus avec les vacances la fréquentation n'est pas top, je me demande parfois si cette série sur la guerre et l'occupation à Rouen intéresse quelqu'un d'autre que moi !
Rédigé par : Laure | 20 avril 2008 à 21:44
oh que oui, cette période intéresse beaucoup de gens, qu'ils laissent ou non un commentaire... mais pour cela, il fallait savoir que ce superbe travail était en ligne;-) Désormais, l'info est passée...les lecteurs arrivent, le fin des vacances aussi...alors bonne continuation:-)
Rédigé par : Florence | 21 avril 2008 à 00:27
@ Florence :
merci pour les photos, je vais en faire bon usage, car j'ai encore des histoires d'abris et bombardements à raconter.
Rédigé par : Laure | 21 avril 2008 à 08:29
En + les choses fortes, émouvantes ne sont pas toujours faciles à commenter. On peut préférer lire et se taire
Rédigé par : Sessyl | 21 avril 2008 à 12:41
c'est vrai que les événements émouvants sont difficiles à commenter, mais je crois qu'il faut également DIRE que cela intéresse pour le "plus jamais ça". utopie?
Il n'y a as de quoi, j'ai retrouvé les photos numériques si vous préférez...
Rédigé par : Florence | 21 avril 2008 à 20:56