J’ai
assisté jeudi soir à un débat d’une qualité rare, un de ces moments où la
politique prend du sens et de la hauteur, une pile énergisante pour continuer
cette campagne en portant avec bonheur les valeurs d’Europe Ecologie. Trois
spécialistes (Michel Bussi, Michel Cantal-Dupart et Bastien François) et trois
politiques (Cécile Duflot, Yannick Soubien et Claude Taleb) pour réfléchir
ensemble à trois questions qui sont absolument indissociables : une grande
Normandie, le grand Paris et la réforme en cours des collectivités
territoriales. Et volontairement, je
place ce titre assez provocateur pour les adeptes d’une seule Normandie car un
préalable à cette discussion s’impose. Cette rencontre était si riche qu’elle
nécessitera plusieurs billets.
Je commence donc par exposer
la dernière intervention « experte », celle de Bastien
François, professeur de sciences politiques à Paris I qui nous a très clairement
résumé l’enjeu de la réforme des collectivités territoriales en cours.
Qu’il y ait un besoin de
réformer le mille-feuille de l’exécutif, nul ne le contestera. On regrettera
malgré tout que le débat parlementaire se passe entre des cumulards, tout
député ou sénateur, ayant toujours en tête qu’il est aussi élu local, soit
maire et/ou président d’intercommunalité, soit président de Conseil général ou
régional… C’est l’un des aspects les plus détestables de notre système
politique, à vous faire désespérer de la démocratie.
Tout à l’envers
Le premier problème qui se
pose avec cette réforme en cours, c’est qu’elle se fait à l’envers. La logique
voudrait que l’on se préoccupe d’abord des compétences, puis des institutions
et enfin des ressources. Or, c’est tout l’inverse qui se passe. On a commencé
par la suppression de la taxe professionnelle, on en est à la définition du
mandat des conseillers territoriaux, le reste suivra plus tard. Ce
saucissonnage, c’est une stratégie du fait accompli, dont le but final est de
limiter l’autonomie des collectivités territoriales. Le gouvernement laisse le sale boulot aux
collectivités. On leur serre la vis budgétairement tout en leur transférant de
plus en plus de charges moins les fonds qui vont avec. En privant les
collectivités d'une grande part de leurs ressources, on les met de facto sous
perfusion de l’Etat. Même des sénateurs UMP s’inquiétaient de la procédure,
faisant un temps les gros bras, ils sont rentrés dans le rang mais le
texte qu’ils ont publié en novembre dernier est édifiant à ce sujet :
Il nous apparaît peu rationnel de mener la réforme des finances avant
celle des compétences. Le principe de réalité nous conduit à penser qu’il est
nécessaire de voter d’abord la réforme
des collectivités territoriales, puis la réforme de la taxe
professionnelle. La seconde doit trouver ses fondations dans les choix et
principes de la première.
Définissons les compétences de chaque échelon territorial puis,
sereinement, logiquement et équitablement, répartissons les recettes fiscales en
fonction des missions des différents échelons. Afin d’être informés en toute
clarté et connaissance de cause, les élus ont besoin des simulations
financières et fiscales que Bercy est dans l’impossibilité de fournir dans les
délais impartis.
Une révolution conservatrice
Comme il y a trop de couches
institutionnelles, l’idée de supprimer les départements et de ne garder que les
régions fut un moment dans l’air du temps. Face aux conservatismes conjoints
des élus UMP et PS, il n’en sera rien. Les deux échelons, conseil général et
conseil régional vont être maintenus, ils ne seront pas fusionnés. En revanche,
on fusionne les élus en créant un être hybride, le
conseiller territorial.
« Nous ne nous déroberons pas devant la réduction du nombre des
élus régionaux et départementaux » : en prononçant ces phrases devant
le Congrès, le 22 juin 2009, Nicolas Sarkozy a clairement indiqué que
l’objectif principal de la réforme territoriale était non pas la simplification
des structures ou encore l’amélioration de l’efficacité de l’action publique
locale, mais bien la diminution du nombre d’élus locaux.
Pour justifier la création de ces conseillers territoriaux, le
Gouvernement avance deux arguments : la simplification de l’architecture
territoriale (sans pour autant aller jusqu’à la suppression d’un niveau de
collectivité, autrement audacieuse… et difficile) et les économies générées
grâce à la diminution du nombre des élus, jugé trop important, mais aussi grâce
à la réduction des frais de fonctionnement d’un échelon territorial.
Or une étude récente de KPMG, commandée par l’Association des
Départements de France, montre que le coût global de la fonction politique des
pouvoirs locaux représente 1,2% de leurs charges de fonctionnement : 28
millions d’euros pour une dépense publique locale de 220 milliards selon le
Président du Sénat (Le Monde, 16 septembre 2009). Rappelons également que
l’immense majorité des 500 000 élus locaux est constituée de bénévoles non
rémunérés. (1)
Rappelons aussi pour le fun
que le coût cumulé de tous les élus de France est inférieur au coût de la
présidence de la République…
En créant le conseiller
territorial, appelé à siéger dans deux structures, conseil général et conseil
régional aux compétences différentes, on institutionnalise le cumul des mandats…
et les conflits d’intérêt ! La
région est l’échelon de la stratégie, de l’aménagement du territoire, des
équipements structurants. Au contraire, le département est l’échelon des
politiques de proximité, principalement sociales. Dès lors, comment un même élu
peut-il passer d’une casquette à l’autre sans confondre le rôle des deux
échelons ? Elu dans le cadre d’un super-canton, le conseiller territorial
sera-t-il en mesure de dégager l’intérêt général régional ? Pour
l’administré, en quoi l’action publique locale sera-t-elle plus lisible avec le
conseiller territorial ? (1)
Une régression démocratique
Fiscalement tout d’abord, puisqu’avec
la suppression de la taxe professionnelle, on assujettit les collectivités aux
décisions de Bercy. Un incroyable retour en arrière, une recentralisation du
pouvoir.
Cette mesure, associée à la
suppression annoncée de la clause de compétence générale qui permet aux
collectivités d’intervenir sur tous les sujets qui intéressent leur territoire,
réduira nos conseillers territoriaux à de simples gestionnaires d’établissements
publics, les écartant de la décision politique.
Le mode de désignation de ces
conseillers est encore une zone d’ombre. Le
mode de scrutin combine à hauteur de 80%, le scrutin uninominal majoritaire à
un tour dans le cadre des cantons redécoupés, et à hauteur de 20%, le scrutin
de liste proportionnel dans le cadre départemental, au plus fort reste et
excluant les listes qui n’ont pas obtenu 5%. Ces listes doivent être
paritaires. Nul ne peut se présenter à la fois dans un canton et sur une liste.
Les candidats dans le cadre cantonal doivent déclarer se rattacher à une liste
départementale pour que celle-ci puisse bénéficier de l’attribution des restes
et ces listes départementales détermineront un nombre d’élus en fonction du
nombre de suffrages obtenus par les candidats non élus. Cela revient à dire
qu’un cinquième des conseillers territoriaux va être élu en fonction des
suffrages obtenus par les candidats non élus. Ce mode de scrutin mixte, qui est
une innovation en France, est extrêmement complexe. (1)
Avec ce scrutin uninominal à
un tour, la grosse ficelle de la manœuvre électorale saute aux yeux : l’UMP
arrive entête des scrutins au premier tour, mais peine à gagner des voix supplémentaires
au second tour. On aurait ainsi des élus qui tireraient leur légitimité des urnes
avec, non pas la majorité des suffrages mais avec parfois 30% voire moins des
voix. Ce système a bien sûr également vocation à renforcer le bipartisme et
condamner de fait toute formation politique autre que l’UMP ou le PS.
L’autre grand danger du
scrutin uninominal est la disparition de la parité. Aujourd’hui les conseillers
régionaux sont désignés par des scrutins de liste : la composition des
conseils s’établit à une proportion de 52% d’hommes pour 48% de femmes. Dans
les conseils généraux, où le mode de désignation est un scrutin uninominal, la
répartition tombe à… 20% de femmes !
Dans ces conditions, la Normandie pour quoi faire ?
Voilà pourquoi lorsque je lis
les déclarations des candidats de la liste UMP-NC qui n’ont pas assez de mots
pour se faire les chantres d’une « grande Normandie réunifiée », je
ne peux m’empêcher de penser que ce sont les mêmes, ministres ou parlementaires
qui proposent et votent cette loi profondément régressive. A quoi bon une
grande région si cette collectivité n’est plus qu’un ectoplasme ? C’est
pourquoi mon titre est la reprise d’une réflexion de Claude Taleb à l’issue de
cet exposé : « On peut aussi
discuter du sexe des anges ! » Ces considérations ne m’empêcheront
pas de rédiger un futur billet sur la question de la Normandie mais il me
semblait essentiel de poser les questions dans le bon ordre.
Je souscris à ce qu’a déclaré Yannick Soubien, tête de
liste départementale dans l’Orne pour Europe Ecologie : « Je sais
pourquoi il faut que l’on gagne 2010, parce que quand on voit le projet de
réforme, il faut absolument aussi gagner 2012 ! »
Effectivement, il faudra
absolument stopper cette réforme appelée à devenir effective en 2014 et le seul
moyen à la disposition des citoyens passe par les urnes.
Pour compléter votre
information, voici quelques lectures utiles :
La
réforme des collectivités territoriales entre électoralisme et recentralisation,
un dossier Terra Nova (1)
Comité pour la réforme des
collectivités territoriales : audition
de Cécile Duflot, Jean-Vincent Placé et Jean-Marc Brulé
Pour
une nouvelle donne territoriale
La
tribune de François de Rugy, député Vert
Europe Ecologie : sortir
du mille-feuille territorial
Un
site très complet pour suivre le feuilleton
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