Le texte est un peu long mais il mérite la lecture et
pousse immédiatement à effectuer certains rapprochements avec notre actualité.
Evelyne Buissière publie régulièrement dans le wikijournal. J’ai
légèrement raccourci (difficile d’ôter des passages).
Il est aussi instructif de voyager
dans le temps et de nous pencher sur des expériences politiques qui, bien
qu’appartenant au passé, restent toujours instructives pour comprendre notre
présent. En 1993, Domenico Losurdo publiait un ouvrage intitulé « Démocratie
ou Bonapartisme » au sous-titre éloquent « Triomphe et décadence du
suffrage universel ». L’émergence successive du phénomène Berlusconi en
Italie montra la pertinence de ses analyses.
Losurdo identifie les principales
caractéristiques de ce qu’on peut appeler « bonapartisme ». Est
bonapartiste un pouvoir qui s’appuie sur un rapport direct au peuple. Entre le
peuple et son souverain, il ne doit pas y avoir d‘intermédiaire et la force du
régime s’appuie sur sa popularité. Seul le chef charismatique est en droit de
se faire l’interprète du peuple. Cela
suppose la destruction des corps intermédiaires et notamment les partis
politiques constitués et les syndicats. Le régime bonapartiste peut bien concéder des libertés
individuelles, mais il fait tout pour
faire obstacle à la constitution de corps intermédiaires puissants et autonomes.
Ainsi, Napoléon III dans la phase libérale du second Empire autorisera le droit
de grève dans la mesure où il représente une protestation des ouvriers contre
leurs conditions de vie, mais il continuera à sévèrement réprimer toute
tentative d’organisation syndicale nationale. Seul le chef a le droit de guider
une masse conçue comme un enfant incapable de penser par lui-même et de voir
ses propres intérêts. Le chef est seul face à une masse amorphe et informe qui
n’est guidée par aucun parti politique ou syndicat. Face aux millions de
Français, il n’y a qu’un homme. L’idée de représentation populaire dans sa
diversité se trouve vidée de son sens. Napoléon III écrit en 1861 que les
masses doivent être guidées par l’influence d’un grand génie qui se répand
comme un fluide, fait palpiter les cœurs et séduit les âmes et à propos de ce
chef : « Tout remonte directement à lui, que ce soit l’amour ou la
haine ». Le pouvoir est personnalisé comme jamais dans le passé. Dans
l’appel au peuple qu’il lance au lendemain du coup d’état du 2 Décembre 1851,
Napoléon III demande l’investiture au nom de la grande mission qui lui revient
de satisfaire les besoins légitimes du peuple et de le protéger contre la
subversion.
Cette concentration du pouvoir réduit le rôle des ministres à n’être
qu’un rôle d’exécution et d’information. Le parlement devient une simple
chambre d’enregistrement puisque le rapport direct au peuple est assuré par
voie de référendum (plébiscite).
Pour empêcher toute organisation des masses, il importe de contrôler
la presse. Napoléon III le fait de façon
indirecte, non pas en établissant une censure, mais en obligeant les journaux à
déposer une forte caution afin de pouvoir publier. De fait, la presse ouvrière,
sans moyens financiers, est étouffée. Dès 1852 l’autorisation préalable pour
publier est rétablie.
L’adhésion populaire est obtenue par le visage social que se donne le
régime. Dès 1844 dans l’ouvrage qu’il
rédige au titre significatif, L’extinction du paupérisme, le futur Napoléon III
se pose en défenseur des ouvriers et comme celui qui seul est capable de
trouver un remède au chômage et à l’indigence. Dans le même temps, il rassure l’électorat plus conservateur en mobilisant
sur le thème de la peur suscitée par les « rouges » et les
« partageux » qui veulent mettre à bas tout ordre social. Ordre, stabilité, autorité sont les thèmes
qui font sa popularité et le présentent comme l’homme fort capable de sortir le
pays de la crise. Les masses paysannes illettrées, encore nourrie du
souvenir du grand Napoléon, adhèrent massivement à ce type de pouvoir.
Dans l’ouvrage qu’il dédie au coup
d’Etat de Napoléon III, « Le18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte »
Marx fait noter que « Hegel a déjà dit que les grands hommes et les grands
évènements de l’histoire se reproduisent toujours pour ainsi dire deux fois.
Mais il aurait dû ajouter : la première fois sous la forme tragique, et la
deuxième sous la forme comique » De fait, Napoléon III apparaît comme une
caricature de Napoléon I. (…) Espérons qu’après la deuxième fois incarnée par
Napoléon III, nous sera épargnée une troisième fois !
Dans un second temps, Losurdo
élabore la notion de « bonapartisme soft » pour caractériser
l’évolution de nos démocraties modernes.
Ce qui caractérise le bonapartisme soft, c’est que les arguments et thématiques
politiques mises en avant par le leader politique ne reposent sur aucune base
rationnelle, mais qu’elles sont développées sur le modèle de la publicité
commerciale. Le chef charismatique devient un produit de marketing qui doit
être le plus apte à séduire des foules dont l’irrationalité n’est plus à
démontrer. La démocratie est conçue comme un marché politique sur lequel
s’affrontent des leaders concurrents, beaucoup plus que des projets ou des
idées concurrentes. Et les
consommateurs-électeurs sont les proies des stratégies de communication des
politiques. (…) Les effets des décisions politiques ne sont pas immédiatement
visibles ni repérables dans la complexité du monde social où tous les éléments
s’entremêlent. La séduction publicitaire peut donc continuer indéfiniment à
jouer car l’électeur ne peut jamais vraiment tester la bonté du produit. Du
coup, les électeurs sont amenés à départager entre des produits politiques qui
selon Losurdo « bien qu’en concurrence réciproque, se ressemblent autant
qu’un dentifrice ou une savonnette peuvent ressembler à une autre dentifrice ou
à une autre savonnette de marque différente. »
Dans un tel contexte, il est de notre responsabilité de penser une
démocratie non bonapartiste et de recréer les conditions de son émergence. L’urgence est de libérer la politique du paradigme publicitaire. Un parti n’est pas un produit à acheter qui
élimine tous les concurrents, il est une structure de la vie sociale qui
doit organiser cette vie sociale et donc retisser les réseaux sociaux, stimuler
la création et la vie des corps intermédiaires. Un leader politique n’est pas un produit de consommation, il n’est pas
une image à vendre et qui fait vendre. Il est le représentant d’un ensemble
d’idées, d’une vision collective du vivre ensemble et d’un projet commun
d’évolution de notre société. Il faut donc rendre au parti politique son
rôle véritable qui n’est pas d’être une agence publicitaire au service d’un
quelconque leader, mais qui est de rassembler sur des valeurs et de réfléchir
aux moyens de traduire concrètement ces valeurs dans les faits. C’est en ce sens que le MoDem se doit
d’être un parti d’un nouveau type, qu’il doit reprendre l’héritage de la
conception classique du parti politique pour l’adapter à notre temps sans la
dénaturer, en conjuguant innovation individuelle et discipline collective pour
ouvrir la voie non seulement à une autre politique, mais aussi et surtout à une
autre façon de vivre la politique.
Je vous livre également une réaction à cette
publication :
Nous sommes dans un mythe d’une
démocratie « régulée » dans lequel une personnalité confisque tous
les pouvoirs, redistribuant lui-même les « contre pouvoirs » en
fonction des allégeances qui lui sont faites. Ne nous faisons pas d’illusion,
même avec de la proportionnelle, les partis qui s’opposent à cette
personnalisation du pouvoir, vont obtenir 20% de siège, 1/5ème de
représentativité, c’est-à-dire aucuns moyens de peser réellement sur les
décisions prises par Nicolas Sarkozy et les partis godillots qui le
soutiennent. Le MoDem a pour vocation de lutter contre ce pouvoir autocratique
d’un seul homme, non pas pour le remplacer, mais pour mettre en place un
système où ce n’est pas possible de confisquer la démocratie. Il est donc
urgent de rechercher des points de convergence entre tous les citoyens et
partis qui ont la même vocation, sinon « l’Empire, ou l’Etat Sarkozien »
risque de durer longtemps !
J’arrive aux mêmes conclusions. Pendant la campagne
présidentielle, nous souhaitions faire bouger le paysage politique et espérions
cette secousse au travers de l’élection de François Bayrou. De fait, c’est
Nicolas Sarkozy qui a fait imploser le paysage politique français après son
élection. Je pense qu’aujourd’hui nous ne pouvons plus tenir le discours
centriste du "ni droite-ni gauche" mais celui du démocrate qui refuse
de voir bousculées une à une les libertés et les garanties institutionnelles.
Il faudra bien que le Modem, s’il veut sortir des limbes, se détermine dans une
stratégie d’opposition à ce pouvoir brutal. La référence à Berlusconi au début
de l’article est intéressante, car la seule manière dont les Italiens ont
réussi à s’en débarasser a bien été de créer une vaste coalition anti
Berlusconi.
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